Ukraine : Guerre économique contre guerre de conquête – Le défi lancé à l’ère post-guerrière

À l’issue de la seconde guerre mondiale, et après Hiroshima, le monde a pris conscience du danger de la guerre après que le progrès scientifique et technique a donné aux hommes les moyens de mettre un terme à l’humanité. Il fut décidé alors que la conquête militaire serait bannie, que l’affrontement entre puissances ne s’exprimerait plus au moyen de la force armée, mais par le biais de la compétition économique. Changement de paradigme. Début d’une nouvelle ère, une ère post-guerrière. Mise en place d’un ordre qui contrevient à l’Histoire qui, toujours, fut écrite le glaive à la main, et qui va à l’encontre de l’instinct des hommes qui les porte à dominer et à posséder par la force.

C’est le nouvel ordre mondial qui a régi les rapports entre nations durant la période de guerre froide où, cependant, les deux Grands pouvaient s’affronter indirectement au Vietnam ou en Afrique, entre autres.  

Cette règle de l’intangibilité des frontières fut rappelée avec vigueur quand, l’URSS étant sur le point de tomber, Saddam Hussein a cru pouvoir impunément envahir le Koweït. Saddam Hussein a été sanctionnés militairement par une intervention missionnée pour rétablir l’ordre international, celui du droit international et celui de l’économie dont le développement est tenu comme un garant de stabilité et donc de paix.

Tout cela semblait acquis et le message reçu par tous les apprentis guerriers jusqu’à ce que, soudain, la Russie de Vladimir Poutine, grande puissance s’il en est, décide de rompre le pacte posé il y a plus de 70 ans. Que s’est-il passé pour que Vladimir Poutine prenne la décision de transgresser l’interdit fondamental qui définit l’ère issue de la seconde guerre mondiale et que je qualifie de post-guerrière ? Que s’est-il passé pour qu’il expose son pays à une condamnation unanime de la communauté et des instances juridiques internationales ce qui, naturellement, ne pouvait laisser cette même communauté sans réactions ?

Toutefois, la Russie n’étant ni l’Irak, ni la Serbie, il est exclu de monter contre elle une expédition punitive, car l’armée russe est autrement puissante que celle de l’Irak, pourtant redoutée à l’époque comme la cinquième du monde, et surtout, parce que la Russie est une puissance nucléaire majeure, sinon la première. Ni les États-Unis, hier à l’initiative des opérations militaires, ni l’OTAN, ni la France, ne peuvent s’engager sur la voie d’un affrontement qui pourrait acculer la Russie à devoir mettre en œuvre son arsenal nucléaire car, alors, c’en serait fini de l’Europe, assurément, et de l’humanité probablement. Ce serait mettre le doigt dans l’engrenage infernal d’une montée aux extrêmes qui nous serait fatale. On l’a peut-être un peu oublié en France et en Europe depuis qu’ont cessé les essais de nos bombes atomiques, mais ces armes sont d’une puissance phénoménale. “Little boy” qui détruisit Hiroshima en 1944 avait une puissance de 15 kilos tonnes de TNT, ce qui est déjà considérable, mais ce qui est très peu comparé à la puissance de certaines ogives actuelles. Au cœur de la guerre froide, la bombe Tsar bomba mise au point par l’URSS en 1961 pouvait atteindre la puissance de 100 mégatonnes, soit plus de 6 600 fois Hiroshima. Actuellement, plus modestes, mais non moins redoutables, la plupart des ogives en service renferment une puissance qui va de 1 à 28 mégatonnes, armant des missiles intercontinentaux d’une rapidité et d’une précision considérables. En ce domaine, les Russes semblent même posséder une petite avance sur les Américains avec le fameux missile surnommé par ces derniers Satan 2, capable de contenir une douzaine d’ogives et, à lui seul, d’anéantir un pays comme le nôtre.

https://www.franceinter.fr/monde/qu-est-ce-que-le-sarmat-surnomme-satan-2-le-nouveau-missile-intercontinental-teste-par-les-russes

Contre l’agression de l’Ukraine, ce sera donc une autre riposte que celle des armes et elle ne peut être qu’économique, à l’instar de ce qui fut fait contre l’URSS dans les années 80. Quant à l’Ukraine, n’appartenant pas à l’OTAN et n’étant pas dotée d’armes de destruction massive, elle ne saurait mener le combat que sous une forme conventionnelle couplée d’une guérilla et face à elle, la Russie ne peut user de son arsenal nucléaire dont la mesure disproportionnée, rappelant les précédents uniques de Hiroshima et de Nagasaki., scandaliserait le monde. 

En conséquence, la guerre menée en Ukraine est de type conventionnel et chacun doit veiller, si elle devait se prolonger, à ce qu’elle le reste. Et de cela, l’OTAN, comme les États-Unis, sont comptables. Aussi, leur participation militaire à ce conflit ne saurait être que strictement indirecte.

Outre la résistance offerte par les Ukrainiens, une résistance assistée et soutenue par l’Occident, financièrement et militairement, par l’Oncle Sam et l’Union européenne, une résistance qui met à mal l’armée russe et pourrait la contraindre à céder du terrain, voire à sortir du pays, outre l’issue militaire de ce conflit, est posée la question de l’efficacité sur l’issue du combat des sanctions économiques imposées à Moscou. 

Nous ne sommes plus dans la situation des années 80 où l’URSS était à bout de souffle et les États-Unis au sommet de leur puissance. Aujourd’hui, l’économie américaine n’est plus aussi florissante et la Russie jouit de fonds souverains quand l’URSS était au bord de la faillite, épuisée par sa guerre menée en Afghanistan et par la course aux armements dans laquelle l’avait entraînée Ronald Reagan. Dès lors, la chute des cours du brut organisée par l’Amérique de George Bush père, privant de revenus le rival soviétique, gros producteur de pétrole, avait achevé de le mettre à terre. L’Empire soviétique tomba sans qu’un seul coup de feu ne fût tiré. Une Première historique.

Une autre question est celle de savoir si ces sanctions ne vont pas nous revenir à la figure comme un boomerang pour nous coûter très cher. La globalisation de l’économie intervenue depuis les années 90 a créé une telle interdépendance des pays qu’il est compliqué d’en maîtriser toutes les interactions, comme on a pu s’en rendre compte avec la pandémie Covid et comme on commence à s’en apercevoir quand vient à manquer l’huile de tournesol entre autres.  Et dans cette affaire, on le pressent, l’Europe démunie de ressources énergétiques propres, qui dépend des autres en ce domaine essentiel, et de la Russie notamment, pourrait bien se trouver en grande difficulté.

Qui sortira vainqueur de ce bras de fer qui oppose la Russie de Poutine à l’Occident sous influence américaine et qui, au-delà, est un défi lancé au nouvel ordre mondial post-guerrier issu de la seconde guerre mondiale ? Nul ne peut le dire. L’Amérique de Biden ? La Russie de Poutine ? La Chine qui pourrait tirer les marrons du feu ? Mais dans cette affaire, il apparaît déjà que l’Union européenne en fera les frais et l’on peut se demander à quoi elle joue. Au-delà de la défense du droit international, elle semble oublier, cette Europe, qu’il y a la politique. C’est précisément ce que nous rappelle Vladimir Poutine. Et il est temps pour nos responsables nationaux et pour les représentants de l’UE de comprendre que la défense des intérêts des citoyens européens relève de la politique. Quel intérêt les pays d’Europe et leurs habitants peuvent-ils tirer d’un soutien inconditionnel à l’Ukraine ? Est-il raisonnable, et donc responsable, de s’opposer ouvertement et de provoquer ce puissant voisin comme l’ont fait les représentants ukrainiens depuis 2014 ? On a vu où cela mène. De ce point de vue, est-il judicieux d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine dans l’Union européenne quand, après cela, viendra l’intégration de ce pays dans l’OTAN ? Ce serait perçu assurément comme un casus belli pour les Russes. De plus, l’intégration de l’Ukraine serait contre nature quand on connait les positions de l’UE sur les valeurs que sont le nationalisme et le patriotisme qui sont vantées quand il s’agit pour les Ukrainiens de résister à l’envahisseur russe, mais qui, demain, lorsque la paix sera venue, seront des valeurs à ranger au placard. Nul doute que les Ukrainiens ne veuillent s’y résoudre. Or, l’UE est déjà à la peine avec le nationalisme polonais et Hongrois et plus généralement avec celui des pays de l’ex-Union soviétique pour ne pas en rajouter avec une Ukraine qui aurait les meilleures raisons du monde de prôner pareilles valeurs. C’est le mariage de la carpe et du lapin. À quoi joue l’Union européenne ? 

À l’exception de la France, face à ce voisin russe puissamment armé, les pays de l’Union européenne sont quasiment sans défense. Étant dépendants des moyens opérationnels de l’OTAN, organisation auxquels ces pays sont rattachés, leur sort militaire se décide donc à Washington. Ceci rend compte pour partie de l’alignement de l’UE sur la politique américaine. Mais cette subordination militaire, et dès lors politique en pareilles circonstances, n’est pas la seule raison du soutien à l’Ukraine, ou, selon, de la défiance et de l’opposition déclarée à la politique menée par la Russie de Vladimir Poutine. Trainant le lourd passif de son histoire guerrière, l’Europe est obsédée par le retour de l’Histoire et elle veille de façon obsessionnelle à l’empêcher. Hantée par la guerre, elle met tout en œuvre pour assurer la paix. Ce fut d’ailleurs l’argument premier qui prévalut à la construction de ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne, commercer ensemble puis s’unir pour éviter que les peuples et les nations d’Europe s’affrontent par les armes. Cette Europe est donc, plus que partout ailleurs, partie prenante du maintien de la paix qui est l’axe de l’ordre établi en 1944 par lequel fut inaugurée une ère post-guerrière en privilégiant la compétition économique à l’affrontement guerrier, l’argent au glaive. Ici réside pour elle, et pour une bonne partie des européens, le crime de Vladimir Poutine, celui de vouloir renverser cette hiérarchie qui accorde la primauté à l’argent sur le glaive. Tout cela débouchera-t-il sur le retour de l’Histoire tant redouté par l’Occident, une Histoire qui, jusqu’alors, fut écrite par les guerriers ? L’avenir nous le dira, mais là est l’enjeu proprement civilisationnel et historique soulevé par le conflit ukrainien.